Nous vivons à l’époque du déplacement du monde, qu’il soit l’effet de massacres de civils, en Syrie et en Erythrée, ou ailleurs, de la violence systémique du taux de profit. De ce déplacement, affolé, incontrôlable, il s’agit aujourd’hui d’être à la hauteur. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas ce que fait Michel Onfray, quand il invoque dans Le Figaro « le peuple français méprisé » auquel ses élites préféreraient « les marges célébrées par la pensée d’après 1968 » : pendant que les « populations étrangères [sont] accueillies devant les caméras du 20 heures », explique-t-il sans vergogne, et sans être allé voir, surtout, comment elles survivent dans des recoins de forêts ou des collèges désaffectés, « la République fait la sourde oreille à la souffrance des siens », à « ce peuple old school, notre peuple, mon peuple », ajoutant que « c’est à ce peuple que parle Marine Le Pen » – qui n’en demandait pas tant.
Après Alain Finkielkraut pleurant en 2014 « l’identité malheureuse » d’une société française disloquée par l’immigration, on se demande si la surenchère nauséabonde n’est pas l’ultime recours d’un intellectuel français moribond, dont la seule stratégie de distinction encore viable, si c’est en se distinguant du tout-venant « bien-pensant » qu’il paraîtra courageux, serait la dérive droitière décomplexée : jouer la nation exsangue contre la mondialité libérale et ses déplacés sans nombre. Ajoutez le silence gêné ou indifférent, dans ce contexte, des derniers penseurs de gauche, et face à eux, les leçons que donne une Caroline Fourest sur la liberté d’expression, ou l’assurance avec laquelle Elisabeth Badinter estimait-il y a peu que la vraie laïcité ne serait (hélas) défendue qu’au FN – sans même aller jusqu’aux dérapages plus assumés des agitateurs souverainistes, Natacha Polony ou Eric Zemmour –, et on ne peut qu’en conclure à la fin d’une icône, ou d’une spécialité française : Zola défendant le capitaine Dreyfus, Sartre sur son tonneau à Billancourt, Foucault solidaire à la Goutte-d’Or sont cette fois morts et oubliés.
Chez nos voisins, moins rodés au rituel des plumitifs engagés, la dite « crise des réfugiés » réveille pourtant de plus dignes débats : le Slovène Slavoj Zizek soupèse droits et devoirs de l’accueil, l’Italien Erri de Luca oppose les entrants hier d’Ellis Island et les noyés aujourd’hui de Lampedusa, tandis que la gauche allemande se déchire entre ceux qui redoutent une « disparition » du pays sous l’afflux des étrangers (comme l’ex-SPD Thilo Sarrazin, le mal-nommé) et ceux qui réclament non seulement l’asile mais aussi la pleine participation politique des réfugiés – du modéré philosophe Jürgen Habermas au plus à gauche Raul Zelik, jeune sociologue proche de Die Linke. Et au moment même, outre-Rhin, où les bureaucrates « réalistes » incitent les politiciens « hospitaliers » (car même à 100 000 réfugiés accueillis, l’Allemagne reste loin du million et demi de Syriens échoués au Liban) à refermer soudain les frontières, les tenants anglais du libre marché et les néoconservateurs américains tendance compassionnels – pour s’en tenir aux « unes » des magazines Time et The Economist – ont beau jeu de jeter l’opprobre sur cette Europe-forteresse, lancée pourtant elle-même, rappellent-ils, partout sur les routes il y a soixante-dix ans.
Outre l’intérêt qu’ils y voient dans certains secteurs d’emploi, les idéologues néolibéraux font ici de l’accueil des réfugiés la cerise morale sur le gâteau d’un ordre économique immuable qui n’écœure pas que les Grecs, et qu’il pourrait donc être loisible de réenchanter de la sorte, fût-ce ponctuellement – puisque l’étranger, on se contentera de le tolérer, on lui fera la faveur de l’exception. D’un côté, en somme, une droite peu unanime, alliant réalisme économique et messe du dimanche, prête à tous les opportunismes ; de l’autre, une gauche embarrassée par la mission qu’elle s’était donnée jadis de parler au nom d’un peuple désormais absent, peuple mi-social mi-national qu’elle a perdu sciemment. Face à si piteux tableau, il est urgent de ne pas laisser le monopole de la diatribe aux clercs les plus cocardiers, ou aux plus cyniques.
Pour que cette affaire, vitale pour l’avenir politique du continent, ne soit pas réduite à la charité chrétienne et au réflexe moralisant, il faut la repolitiser sur toute la longueur. La repolitiser en la croisant avec celle de l’immigration des plus démunis, car au sud du monde, il n’y a pas que la guerre qui soit invivable. La repolitiser en la reliant à la crise du modèle européen, pris entre dette grecque et déni de démocratie, ouverture des marchés et fermeture des frontières. Et en reposant ainsi à cet endroit précis, au lieu même du refuge et de la précarité, de l’accueil et de la survie, la vieille question du commun. Et là, feu les intellectuels auraient leur mot à dire. Ceux d’hier, qui furent sur ces questions d’une autre trempe que M. Onfray. Et ceux d’aujourd’hui, qui trop souvent se taisent.
Emmanuel Lévinas faisait de l’accueil l’étape liminaire de toute éthique, pour se défaire de sa place en faisant place à un autre. Hannah Arendt voyait les déplacés comme des victimes des droits de l’homme, qui ne concernent toujours que ceux qui ont déjà un sol : or c’est à partir de ceux qui n’ont nulle part où aller, suggérait-elle, que la démocratie peut être réinstituée.
Gilles Deleuze opposait les sciences nomades et les errances de l’exil aux savoirs d’Etat et à la tristesse du pouvoir. Daniel Bensaïd soulevait le paradoxe de « l’étranger intime », l’étranger dont il faut reconnaître la part qui nous habite. Et même le vieux Kant, dans son Projet de paix perpétuelle, appelait de ses vœux un « Etat universel cosmopolite ». Lui qui aurait sans doute rejoint ceux, trop rares, qui aujourd’hui proposent que l’Union européenne, si vraiment elle veut dépasser les Etats-nations, accorde la citoyenneté européenne à ceux-là même à qui les nations la refusent. Soyons à leur hauteur à tous. Et à la hauteur, surtout, de ce qui arrive, de tous ceux qui nous arrivent.
François Cusset est professeur à l’université de Paris Ouest-Nanterre ; auteur d’Une histoire (critique) des années 1990 (La Découverte, 2014), il a récemment publié Les Jours et les Jours, POL (2015).
Tribune publiée par Le Monde.fr le 19/09/2015
Je ne suis pas philosophe, ni grand intellectuel, je ne suis pas passionné par Onfray, lui préférant Deleuze ou Bourdieu (qui manque cruellement), je suppose que je suis « de gauche », mais je n’aime pas les leçons de morale, je préfère l’action politique, même infime, de l’ordre du grain de sable, reconnaissez, Monsieur Cusset, qu’opposer les pauvres à d’autres pauvres, est une merveilleuse idée, c’est une concurrence effrayante, certes, qui profite à bien des élites (pas des élites à l’intelligence ouverte, cela va sans dire), pas seulement au FN, et vous le savez bien, vous qui êtes un grand professeur. Souligner en face de qui souffre déjà beaucoup qu’il y a plus souffrant que lui est totalement inutile et, en plus, extrêmement dangereux. Wait… Et les pauvres se haïront sous le regard émerveillé de tous ceux qui ont un grand besoin d’un stock d’esclaves. Soyons pessimistes et agissons, si nous avons la chance de posséder la Pensée.
allez donc jusqu’au bout de la Pensée, Annie -puisque vous avez la chance de la posséder : êtes-vous en train de nous dire -vous, qui vous revendiquez de l’action- qu’il faudrait… ne rien faire pour ces réfugiés et ce au motif de l’évident profit, idéologique et matériel (stock d’esclaves), que ceux-qui-nous-gouvernent tirent de cette aide ? Ici encore j’ai comme l’impression que les frontières sont parfois poreuses entre ce qui se présente -avec une sincérité que je ne mets pas en cause- avec les accents du radicalisme, et son clone monstrueux qu’est : le maximalisme.
(je parlais de la radicalité bien entendu, et non de radicalisme)
Vous avez bien compris que ce qui m’agace, c’est la fausse pitié, très sélective, en plus d’être hypocrite. Les media m’insupportent en vantant A. Merkel et les dirigeants allemands, qui sont un comble d’inhumanité (à mon sens) et, vous l’avez compris aussi, je déteste qu’on fasse la morale aux gens qui souvent sont soit misérables (oui, il en existe même ici, dans notre pays de nantis, et même en Allemagne, il suffit de se promener dans les rues de Fribourg), soit pleins d’une bonne volonté et d’une générosité qu’ils ne proclament pas dans les media, malgré leurs dérisoires moyens. Ma réaction vient de cet agacement. L’hypocrisie dégoulinante de bons sentiments me hérisse, mais je reconnais que j’ai tendance à mettre dans le même sac – et j’ai tort – tous les articles ou proclamations qui vont dans le sens de la culpabilisation, même infime, et je ne devrais pas c’est certain. Quoi qu’il en soit je ne crois pas une seconde à cette volonté d’accueillir des migrants par une Europe (et je parle de ses élites puisque la démocratie n’a plus guère cours, elle est fort démodée, si j’en juge par les référendums…) qui systématiquement continue de détruire toutes les économies locales d’Afrique et d’ailleurs (par exemple l’industrie agricole allemande qui vend des poulets en Afrique !), une Europe qui contraint tous ses gouvernements à détruire le contrat social en massacrant, par exemple en France, le code du travail, en baissant les retraites des Grecs pauvres, en souhaitant privatiser… presque tout (le port du Pirée…), en acceptant le tafta, en rendant l’accès à la santé de plus en plus difficile, etc. Vous savez tout cela… Rien ne permet de dire que les élites vont se battre comme des chiens pour que les gens, quels qu’ils soient, ne soient pas exploités honteusement pas la concurrence libre et non faussée, véritable monstruosité de notre temps, plus monstrueuse, je le crois « sincèrement » que mes maladroits commentaires. Je ne crois pas à cette brutale générosité venant d’élites qui depuis des années sont muettes, complètement muettes, face à l’horreur économique. Il y en a, bien sûr, qui se battent inlassablement, mais qu’on entend peu, je tiens à le dire pour conclure.
Annie rien ne permet de penser que les visiteurs de ce site croient plus que vous à la générosité de Merkel, Hollande et toute la crapule ; et ils sont sûrement aussi révoltés que vous par les « arrière »-pensées présentes. Mais les « arrière »-pensées sont partout, pour la classe dominante ; les dénoncer est toujours une bonne chose, surtout s’il devait y avoir des gogos pour mordre à l’hameçon, mais cela ne change rien au fait qu’un problème concret est posé : si vous êtes pour que l’on renvoie ces réfugiés en Syrie, dites-le clairement.
Luc, depuis combien d’années déjà la Méditerranée est-elle transformée en cimetière marin des crève la faim africains qui, fuyant guerres désastres écologiques et économiques orchestrés par des multinationales internationales au profit d’alignement de zéros dans des paradis fiscaux, trouvent pour seul lieu repos le fond des eaux?
Entre temps une nouvelle guerre, fruit de la Busherie en Irak, a complètement déstabilisé le Moyen Orient et fait surgir une nouvelle monstruosité, Daech, avec pour résultat de nouvelles atrocités, des millions de personnes jetées dans les déserts les camps de réfugiés les zodiacs et le fond des mers.
Bizarrement, Il aura fallu la terrible photo du petit Aylan et un coup de menton d’Angela Merkel pour qu’aussitôt à l’unisson, le concert des médias se fasse le relais des injonctions allemandes et, jouant sur la culpabilisation (des pauvres cela va des soi..) déverse son flot de bons sentiments et somme l’Europe d’accueillir ces milliers de personnes qui ayant pour choix la mort sous les bombes et l’exode, avec pour risque la mort au fond des eaux choisirent de quitter leur pays.
Le concert de louanges vira à l’overdose pendant quelques jours, quand il s’agit de vanter l’humanisme et le pragmatisme allemand.
Toute personne tentant alors de faire remarquer que, s’il fallait bien sûr dans une urgence absolue aider ces personnes avec tous les moyens possibles et notamment l’accueil dans nos pays, la solution ne viendrait à long terme que de la résolution des causes de ces désastres. Car à moins de vider la Syrie de tous ses habitants (pour les mettre où?) les personnes restées dans leur pays avaient le choix entre mourir sous les bombes et peupler d’immenses camps de réfugiés en Turquie, Jordanie et Liban.
Toute personne se permettant de douter de l’humanisme des dirigeants allemands, en rappelant leur rôle dans le désastre grec, les boulots à un euro de l’heure, l’exploitation des pays périphériques la destruction de l’agriculture de subsistance en Afrique se voyait soupçonnée de cynisme de manque de cœur de franchouillarde obtuse pour ne pas dire de lepenisme.
Il aura suffi de quelques jours au vu du calvaire de ces réfugiés pour que le fameux pragmatisme allemand fasse un demi tour à presque 180 degrés : arrêt de l’accueil portes grandes ouvertes, distribution de ces réfugiés dans les différents pays européens, aide aux camps de réfugiés (un milliard promis aux dernières nouvelles) et enfin arme absolue de l’humanisme moralement correct, tri entre les migrants fuyant la guerre et les migrants économiques, tri des bons et des mauvais migrants, avec avantage si possible pour les migrants bien formés et susceptibles d’être utiles à nos pays (vous aurez probablement entendu ce maire d’une petite ville française qui en toute bonne foi se disait qu’il y avait probablement dans ce flot quelque infirmière ou médecin apte à combler le désert médical de sa commune…).
Les autres? Et ceux restés dans leurs pays ? Qu’ils crèvent sous les bombes, ou dans les mines africaines à la recherche des terres rares si utiles à nos rutilants smartphones ou bien qu’il viennent peupler les bidonvilles improvisés sous les ponts de nos grandes villes françaises, entrant en concurrence avec les migrants des vagues précédentes qui, depuis de mois voire des années attendent en vain des papiers et un travail ou bien qu’ils aillent vivre dans la jungle calaisienne ou alors qu’ils viennet dans nos jolis petits villages où n’ayant pas de travail ils pourront admirer le paysage.
C’est que, faut-il le rappeler la France compte cinq millions de chômeurs, contrairement à l’Allemagne qui, après avoir gagné la troisième guerre mondiale (je veux parler de la guerre économique) grâce à la concurrence libre et non faussée, manque de main d’œuvre et parfaitement consciente de sa catastrophe démographique annoncée a un besoin vital de renouveler sa population. Vous vous souvenez probablement qu’en pleine crise grecque Angela Merkel proposa comme solution que les Grecs émigrent en… Allemagne!
Enfin vous aurez sans nul doute remarqué le silence assourdissant du Medef et consorts qui doit se frotter les mains à l’idée de voir ces nouveaux arrivants prêts à déstabiliser à leur profit s’il en était encore besoin » le marché du travail »?
Bon tout ça c’est bien joli mais ces migrants on les accueille ou pas me direz-vous?
Mais oui accueillons les! A condition d’éviter la guerre entre les pauvres! Donc à condition de préserver le droit du travail et une vie décente aux pauvres de tous horizons, fussent-ils Français, à condition de forcer les oligarques eurocrates à cesser cette folle politique de la mise en concurrence des peuples qui provoque des désastres humains dans des pays entiers en Europe mais aussi en Afrique et ailleurs.
Fou d’utopiste que je suis ! Il y a urgence me dites-vous!
Faudra-t-il alors que j’accueille une de ces familles dans ma cabane de jardin? Ou bien que je demande à la mairie de ma petite commune de mettre un logement à disposition de quelque réfugié alors que suite aux différentes baisses des dotations de l’État elle n’est pas en mesure de faire face aux dépenses courantes de fonctionnement qu’elle doit réparer le chauffage et les fenêtres d’un logement où le locataire se plaint des courants d’air et des fuites d’eau dans sa salle de bain?
Non non je ne suis pas sourd! J’ai compris il y a urgence!
Il me vient une idée…
Et si en utilisait les 58 millions d’euros promis au dirigeant de Volkswagen (humaniste bien connu, il vient de le prouver ces derniers jours…) en guise de remerciements pour ses bons et loyaux services à la tête de son entreprise? (A titre de comparaison la France a promis une aide aux camps de réfugiés de 100 millions sur deux ans). On pourrait aussi solliciter les patrons du Cac 40 (4 millions d’euros de salaire annuel en moyenne) Ah… Florence Parisot me dit que ces « talents » extraordinaires ne sauraient être sollicités car ils risqueraient de s’expatrier (non… eux aussi!!!) Mais où? Sur une autre planète?
Décidément je suis un indécrottable utopiste, doublé d’un sans coeur.
PS Pourrais-je vous suggérer une lecture? Peut-être connaissez-vous Aminata Traoré, malienne, ancienne ministre de la culture difficilement suspecte de complaisance xénophobe qui se désole de voir les pays africains désertés par leur habitants. Voici le lien.
http://rue89.nouvelobs.com/2015/04/23/aminata-traore-accuse-leurope-infernale-comptabilite-macabre-258819
Vous avez peut-être aussi lu un article de sa plume dans le dernier Monde diplomatique.
Sylvain vous êtes bien aimable de me… suggérer une lecture, mais ce que j’ai lu me suffit. Vous ne faites que redire en « sol » ce qu’Annie avait dit en « la », et ce pour quoi on ne vous a attendus ni l’un ni l’autre. Vous vous faites plaisir en pourfendant à n’en pas finir des illusions que personne ici -en tout cas pas moi- n’a cherché à alimenter. Mais vous éludez la réponse à la question concrète : faut-il refuser l’accès à ces réfugiés ? Si c’est là votre position ayez au moins le courage de l’énoncer franchement.