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Tribune publiée dans Le Monde,le 15 01 2015
La sidération, la tristesse, la colère face à l’attentat odieux contre Charlie Hebdo puis la tuerie ouvertement antisémite, nous les ressentons encore. Voir des artistes abattus en raison de leur liberté d’expression, au nom d’une idéologie réactionnaire, nous a révulsés. Mais la nausée nous vient devant l’injonction à l’unanimisme et la récupération de ces horribles assassinats.
Nous partageons les sentiments de celles et ceux qui sont descendus dans la rue. Mais ces manifestations ont été confisquées par des pompiers pyromanes qui n’ont aucune vergogne à s’y refaire une santé sur le cadavre des victimes. Valls, Hollande, Sarkozy, Hortefeux, Copé, Merkel, Cameron, Juncker, Erdogan, Orban, Netanyahu, Liebermann, Bennett, Porochenko, les représentants de Poutine, Bongo… : quel défilé d’abjecte hypocrisie. Cette mascarade indécente masque mal les bombes que les Occidentaux ont larguées sur l’Irak depuis une semaine sur décision de ce carré de tête ; les milliers de morts à Gaza où Avigdor Liebermann imaginait employer la bombe atomique quand Naftali Bennett se rengorgeait d’avoir tué beaucoup d’Arabes ; le million de victimes que le blocus en Irak a provoquées. Ceux qu’on a vus manifester en tête de cortège à Paris ordonnent ailleurs de tels carnages.
« Tout le monde doit venir à la manifestation », a déclaré Valls en poussant de hauts cris sur la « liberté » et la « tolérance ». Le même qui a interdit les manifestations contre les massacres en Palestine, fait asperger de gaz lacrymogènes les cheminots en grève et matraquer des lycéens solidaires de sans-papiers expulsés nous donne des leçons de liberté d’expression. Celui qui déplorait à Evry ne voir pas assez de « Blancos » nous jure son amour de la tolérance. Le même qui fanfaronne de battre des records dans l’expulsion des Rroms se gargarise de « civilisation ». En France, la liberté d’expression serait sacrée, on y aurait le droit de blasphémer : blasphème à géométrie variable puisque l’« offense au drapeau et à l’hymne national » est punie de lourdes amendes et de peines de prison. Que le PS et l’UMP nous expliquent la compatibilité entre leur condamnation officielle du fondamentalisme et la vente d’armes à Ryad où les femmes n’ont aucun droit, où l’apostasie est punie de mort et où les immigrés subissent un sort proche de l’esclavage.
Nous ne participerons pas à l’union sacrée. On a déjà vu à quelle boucherie elle peut mener. En attendant, le chantage à l’unité nationale sert à désamorcer les colères sociales et la révolte contre les politiques conduites depuis des années.
Manuel Valls nous a asséné que « Nous sommes tous Charlie » et « Nous sommes tous des policiers ». D’abord, non, nous ne sommes pas Charlie. Car si nous sommes bouleversés par la mort de ses dessinateurs et journalistes,nous ne pouvons reprendre à notre compte l’obsession qui s’était enracinée dans le journal contre les musulmans toujours assimilés à des terroristes, des « cons » ou des assistés. On n’y voyait plus l’anticonformisme, sinon celui, conforme à la norme, qui stigmatise les plus stigmatisés.
Nous ne sommes pas des policiers. La mort de trois d’entre eux est un événement tragique. Elle ne nous fera pas entonner l’hymne à l’institution policière. Les contrôles au faciès, les rafles de sans-papiers, les humiliations quotidiennes, les tabassages parfois mortels dans les commissariats, les flash balls qui mutilent, les grenades offensives qui assassinent, nous l’interdisent à jamais. Et s’il faut mettre une bougie à sa fenêtre pour pleurer les victimes, nous en ferons briller aussi pour Eric, Loïc, Abou Bakari, Zied, Bouna, Wissam, Rémi, victimes d’une violence perpétrée en toute impunité. Dans un système où les inégalités se creusent de manière vertigineuse, où des richesses éhontées côtoient la plus écrasante misère, sans que nous soyons encore capables massivement de nous en indigner, nous en allumerons aussi pour les six SDF morts en France la semaine de Noël.
Nous sommes solidaires de celles et ceux qui se sentent en danger, depuis que se multiplient les appels à la haine, les « Mort aux Arabes », les incendies de mosquées. Nous nous indignons des injonctions faites aux musulmans de se démarquer ; demande-t-on aux chrétiens de se désolidariser des crimes d’Anders Breivik perpétrés au nom de l’Occident chrétien et blanc ? Nous sommes aussi au côté de celles et ceux qui subissent le regain d’antisémitisme, dramatiquement exprimé par l’attaque de vendredi dernier.
Notre émotion face à l’horreur ne nous fera pas oublier combien les indignations sont sélectives. Non, aucune union sacrée. Faisons en sorte, ensemble, que l’immense mobilisation se poursuive en toute indépendance de ces gouvernements entretenant des choix géopolitiques criminels en Afrique et au Moyen-Orient, et ici chômage, précarité,désespoir. Que cet élan collectif débouche sur une volonté subversive, contestataire, révoltée, inentamée, d’imaginer une autre société,comme Charlie l’a longtemps souhaité.
Ludivine Bantigny, historienne, Emmanuel Burdeau, critique de cinéma, François Cusset, historien et écrivain, Cédric Durand, économiste, Eric Hazan, éditeur,Razmig Keucheyan, sociologue, Thierry Labica, historien, Marwan Mohammed, sociologue,Olivier Neveux, historien de l’art, Willy Pelletier, sociologue, Eugenio Renzi, critique de cinéma, Guillaume Sibertin-Blanc, philosophe, Julien Théry, historien, Rémy Toulouse, éditeur, Enzo Traverso, historien.
Oui, oui, je comprends bien ce qui est dit et cette violente indignation contre le capitalisme barbare qui a envahi la planète et, nous le savons depuis des décennies, récupère absolument tout, y compris l’angoisse des autres possibles barbaries. Il fait feu de tout bois, je le sais, nous le savons… Cependant, malgré cette connaissance et ma détestation de tous ces gens de la tête du cortège, je me dois, moi personnellement, avec d’autres, de rester attachée à la laïcité et à la liberté d’expression, même si, par ailleurs je ne raffole pas de Charlie Hebdo que je ne connais pas bien du tout (comme tant d’autres, y compris ceux qui le critiquent et dénoncent son obsession ; le peu que je connais me fait marrer parfois… et me réjouit par sa malpensance). Je ne comprends pas la comparaison que vous faites avec l’ « union sacrée » qui a conduit à la boucherie de 14-18, vraiment quel rapport? Les gens qui ont défilé samedi et dimanche avaient dans la bouche et sur les pancartes des messages de paix, parfois un peu naïfs ou maladroits, mais aucune injonction (à ma connaissance) à se rendre dans je ne sais quelle capitale prétendument ennemie. Voilà un bizarre rapprochement, un amalgame pourrait-on dire. En ce qui concerne les policiers, je ne comprends pas non plus cet angélisme anarchiste (bien que l’anarchisme me tente parfois par son romantisme exacerbé), je ne suis pas convaincue par la nuisance de la police. Certes elle est mal utilisée dans notre monde libéral et sans pitié. Cela étant, certains jeunes des classes populaires n’ont pas beaucoup de choix, certains croient sincèrement défendre leur pays (avec tous les défauts qu’il a, mais qu’on me cite une quelconque vraie démocratie…) et un idéal, d’autres non… On peut en dire autant de très nombreux groupes sociaux qui sont en première ligne face à « la misère du monde »(tiens le bouquin dirigé par Bourdieu n’était pas si mal). Encore un amalgame qui me gêne.
Je n’ai pas envie de bouder ce plaisir bref d’une « espèce » de solidarité face à une barbarie, parmi d’autres. Elle débouchera peut-être sur d’autres prises de conscience, je l’espère, positives. Dire « Je suis Charlie » est un symbole, une révolte. Aucune révolte n’est pure ni parfaite. Le pire n’est pas toujours à venir, comme dit Debray, et ce « mouvement » certes impur, est un pas, de fourmi, peut-être, mais un pas qui a le mérite d’unir.
Les indignations ne sont pas toujours si sélectives : certains s’indignent des cruautés perpétrés au nom de sectes diverses dites « islamistes », comme Boko haram, les mêmes s’indignent pour Gaza, les mêmes ont manifesté contre la guerre en Irak, ce qui ne les empêche pas d’être attachés à la liberté d’expression et à la laïcité, ici et maintenant. La majorité des gens ont manifesté pour défendre la laïcité, c’est merveilleux ! Ne les soupçonnons pas de se laisser entraîner par l' »union sacrée » des dirigeants, bien peu en sont dupes. Là encore pas d’amalgame.
C’est vrai, je l’avoue, j’aurais aimé d’immenses manifestations pour défendre la Sécurité Sociale, un travail bien partagé, humain, respectueux des humains, des animaux, de la planète, ici comme en Chine ou au Pakistan, appuyé sur des besoins et des plaisirs qui ne lèsent personne, des manifestations gigantesques contre la finance qui détruit tout, y compris les solidarités, la liberté (l’égalité, n’en parlons pas, elle est méprisée…), et qui ne laisse à certains qu’un misérable opium mortifère. C’est vrai. Mais ce n’est pas venu.
Dans quelque cent ans peut-être. Mais au moins d’autres et moi avons-nous eu notre moment d’enthousiasme : soyons désespérément optimistes et ne boudons pas.
A reblogué ceci sur les AZAet a ajouté:
Un très bon billet!
Pas d’accord avec ça : « l’obsession qui s’était enracinée dans le journal contre les musulmans toujours assimilés à des terroristes, des « cons » ou des assistés. On n’y voyait plus l’anticonformisme, sinon celui, conforme à la norme, qui stigmatise les plus stigmatisés » !
J’attends de voir une étude sérieuse et détaillée de Charlie Hebdo pour me convaincre que le journal était « islamophobe » ou stigmatisait les plus stigmatisés. Im Ces débats entre « islamophobes de gauche » et « islamo-gauchistes » ont traversé le journal. Si on pouvait ranger Val dans la 1ère catégorie et Siné dans la 2nde, les deux sont partis. Le 1er est israëlophile et le 2nd israëlophobe.
Dans le dernier Siné Mensuel, on trouve un dessin un peu bête, un peu dérisoire de Lindingre. On y ridiculise le manque d’éducation des frères Kouachi : ils n’ont pas de cerveau, ils emploient « ouaich », ils ne connaissent pas le sens du mot « auteur », ils ne savent pas accorder les verbes… Peut-être que ce dessin stigmatise les plus stigmatisés ? En même temps, ils ont massacré la moitié du journal, toute moquerie est dérisoire !
En fait c’est Charb, qui a essayé de développer une position autre, qui figurait sur la liste de cibles d’Al Qaeda et qui a très vraisemblablement motivé l’attaque.
Je n’accepte pas tous ces commentaires expéditifs sur la prétendue islamophobie de Charlie Hebdo qui continuent de fleurir ici et là.