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Dans l’histoire bien fournie des crimes coloniaux français, en voici un qui se singularise. Ce ne sont pas des civils qui sont massacrés, mais des soldats. Des soldats de l’armée française ayant puissamment contribué à la Libération de la France. Des soldats maintes fois cités à l’ordre de l’armée française pour leur « bravoure ».
Novembre 1944. Trois mois après la Libération de Paris – Paris où nombre d’entre eux furent les premiers à entrer – environ 2000 Tirailleurs Sénégalais arrivent à Morlaix. Ils doivent embarquer. Direction Dakar, retour en Afrique.
Les combats se poursuivent pourtant. Mais on juge que leur participation n’est plus nécessaire. Dès l’entrée dans Paris libéré, De Gaulle a donné l’ordre de « blanchir les troupes ». Pas question de laisser voir au monde entier que les troupes de la libération comportent tant d' »indigènes ». L’Allemagne vaincue ne connaîtra plus la « honte noire » évoquée par Hitler dans « Mein Kampf » après la défaite de 1918 et le Traité de Versailles. Cette fois, elle sera occupée par des Blancs.
Ces 2000 Africains, issus de l’AOF comme de l’AEF, sont donc rapatriés. Parmi ceux-ci, 300 refusent d’embarquer. Ils exigent le paiement de l’arriéré de leur solde dont seulement un quart leur a été versé. Ils sont arrêtés et internés sous la garde de FFI, la Résistance intérieure à laquelle certains avaient appartenu. Les autres embarquent. A l’escale de Casablanca, 400 autres refusent à leur tour de poursuivre vers Dakar, pour le même motif.
1300 Tirailleurs débarquent finalement à Dakar le 21 novembre. Ousmane Sembene, lui-même sénégalais et ancien tirailleur, raconte minutieusement la suite des évènements dans son film le « Camp de Thiaroye« (1987).
Les soldats défilent fièrement, sous les vivats, dans Dakar. Ils chantent notamment « Le chant des Africains »: « C’est nous les Africains / Qui revenons de loin / Nous venons des colonies / Pour sauver la Patrie. » Mais aussi « ce chant en « Français-Tirailleurs », leur langue commune qui n’est ni celle des Blancs, ni celles de leurs peuples respectifs et que Sembene met en scène dans son film comme subversion linguistique de l’ordre colonial et militaire :
« Moi engagé militaire/moi engagé militaire,/moi pas besoin galons, /foutez moi du riz ».
On les consigne dans un camp construit exprès pour eux à Thiaroye, à bonne distance de Dakar.
Prisonniers en 1940, ils ont survécu aux massacres perpétrés dans leurs rangs par les nazis, puis à quatre ans d’enfer concentrationnaire. Avant d’être enrôlés pour la Libération. Sembene nous montre un de ces Tirailleurs qui a laissé sa raison dans un camp de concentration nazi en arrêt devant les barbelés qui l’enferment à nouveau dans le camp de Thiaroye. Un autre Tirailleur joue « Lili Marleen » à l’harmonica.
Mais cette fois, leur dit-on, ils ne sont là qu’en transit. Bientôt ils seront démobilisés et eux qui viennent de tous les territoires français subsahariens retrouveront leurs familles et leurs villages. Alors, mais seulement alors, leur promet l’officier français, ils recevront l’arriéré de leur solde.
Ces hommes doivent bien vite se rendre à l’évidence : leur carrière de héros est terminée. En Afrique, ils redeviennent des nègres indigènes, des « bougnoules ». C’est comme « bougnoule » que le sergent Diatta, ex étudiant en droit à Paris, se fait expulser du Coq Hardi, le bordel de Dakar, réservé aux Blancs (ou aux Noirs américains).
Leur comportement de nègres émancipés par la guerre en Europe scandalise les officiers coloniaux qui furent vichystes jusqu’à la dernière heure et qui sont là pour perpétuer l’ordre colonial. Ces nègres-là osent refuser l’ordinaire infect du tirailleur en AOF : riz-pattates-haricots en patée, viande une fois par semaine. Le sergent Diatta, quand à lui, lit Vercors et écoute de la musique classique. On aura tout vu !
Les choses se gâtent vraiment lorsqu’on consent à leur changer leurs francs français contre des francs CFA. L’ordre est de changer à la moitié du cours officiel: 250 CFA au lieu de 500 contre 1000 FF. Indignés, les soldats réclament aussi qu’on leur paye enfin ce qu’on leur promet depuis des mois : le pécule, l’arriéré de leur solde, l’indemnité de démobilisation.
Les officiers de la coloniale argumentent : qu’allez-vous faire de tant d’argent ? En tapisser vos cases ?! Pouvez-vous justifier de la provenance de cet argent ? A-t-il été volé sur les cadavres ?
Les Tirailleurs refusent obstinément l’escroquerie au change. On en conclut qu’ils sont manipulés par les communistes ou par les nazis. Ils compromettent l’ordre colonial tout entier.
Le 30 novembre 1944, les Tirailleurs vont jusqu’à séquestrer un général. Sembene le fait garder par Pays, le Tirailleur fou. Coiffé d’un casque SS rapporté d’Europe, celui-ci tente de coiffer le général d’une chechia rouge de Tirailleur, en vain.
L’un de ses camarades apostrophe ce général en ces termes : « Nous pas fascistes, nous souffrir beaucoup beaucoup la guerre, camp de concentration, nous manger kartoffeln, hein ? est-ce que tu comprends mon français ? tu compris pas. Nous vu beaucoup cadavres juifs. Tu comprends mon français ? Moi pas école, moi tirailleur, tirailleur pas école. Tirailleur connaisse fusil, tirailleur connaisse consigne. La guerre, la guerre. Nous vu beaucoup cadavres. Ici tous hommes, toi homme moi homme. Alors ? Tu comprends rien oh. Cadavre noir cadavre blanc kif kif bourricot. Alors pourquoi toi veux pas payer nous ? ».
Le général Dagnan finit par donner sa parole d’officier général que le paiement sera fait intégralement. Les tirailleurs le libèrent immédiatement et laissent exploser leur joie. Ils dansent longuement puis vont se coucher dans leurs chambrées.
A trois heures du matin, c’est le massacre. Des dizaines d’hommes désarmés sont fauchés à la mitrailleuse.
Laissons parler l’historienne Armelle Mabon, après le cinéaste Sembene, l’histoire après la mémoire et la « fiction », même si celle-ci est quasi documentaire (1):
« C’est le général Dagnan, commandant la division Sénégal-Mauritanie, qui a ordonné l’opération de maintien de l’ordre à l’aide de trois compagnies indigènes, un char américain, deux half-tracks, trois automitrailleuses, deux bataillons d’infanterie, un peloton de sous-officiers et hommes de troupes français, après que le général de Boisboissel, commandant supérieur des troupes de l’Afrique occidentale française (AOF), revenu de tournée, eut donné son accord.«
Comme souvent, le crime a été dissimulé, jusque dans les archives, les victimes consciencieusement calomniées :
« Les rapports officiels mentionnent un télégramme émis par la Direction des Troupes coloniales avant la mutinerie, mais introuvable dans les fonds d’archives. Un document aussi important ne pouvait pas disparaître sans raison. Cette interrogation m’a amenée à regarder autrement ces archives pour déceler ce qui pouvait éventuellement manquer. L’historien, pour pouvoir interpréter et donner une dimension éthique à la mémoire réparatrice d’oublis, a besoin de documents fiables. Outre ce télégramme daté du 18 novembre 1944, il m’a été impossible de retrouver les textes officiels qui précisent les mesures administratives concernant les anciens prisonniers coloniaux internés dans des frontstalags (…) La lecture de différents rapports m’a permis cependant de reconstituer le contenu de ces textes officiels. L’absence de ces documents dans les archives ne relève pas du hasard, d’une perte malencontreuse ou d’un mauvais classement. Nous sommes confrontés à une volonté de les soustraire à tout regard et cela depuis près de 70 ans. La circulaire de la direction des Troupes coloniales n° 2080 du 21 octobre 1944 – soit un mois avant l’arrivée des soldats africains à Dakar – est particulièrement importante car elle précise que la solde de captivité des anciens prisonniers de guerre « indigènes » doit être entièrement liquidée, un quart du paiement devant intervenir en métropole et les trois quarts au débarquement, afin d’éviter les vols durant la traversée. »
« Connaissant leurs droits, ces soldats ont exigé le paiement de ce rappel de solde à Thiaroye, mais cette réclamation majeure qui a cristallisé leur colère ne figure pas dans les rapports officiels(…) Les rapports s’attachent à prouver que la propagande nationaliste allemande, le contact avec les femmes blanches et avec la résistance, dont les tirailleurs « n’étaient pas moralement, intellectuellement et socialement capables de comprendre la grandeur, la beauté et la nécessité de ce mouvement […] » sont les causes de la rébellion. »
(…) Le bilan officiel (…) est de 35 tués. Dans son rapport du 5 décembre 1944, page 9, le général Dagnan indique : « 24 tués et 46 blessés transportés à l’hôpital et décédés par la suite » ce qui fait 70 morts. Le chiffre de 35 morts et 35 blessés repris jusqu’à ce jour comme le bilan officiel a été donné par le général de Périer dans son rapport du 6 février 1945. Ainsi, en deux mois, le bilan est passé de 70 morts à 35 morts, soit une dissimulation toujours présente de la moitié des décès, au moins. »
Le général Dagnan a été promu commandeur de la Légion d’Honneur en 1946 et nommé commissaire du gouvernement.
camp volant
03/12/2013
NOTES
1
Armelle Mabon me signale que le récit de Sembene comporte, comme il est normal dans une telle œuvre, quelques inexactitudes historiques : ainsi le massacre n’a pas eu lieu à 3 h mais à 9 h 30. Surtout, la version de Sembene met en avant le conflit sur le taux de change, alors que la révolte des Tirailleurs a porté bien plus essentiellement sur la spoliation des rappels de solde, ce qui est encore plus scandaleux. Elle souligne aussi avec raison une évidence, qu’il faut en effet dire haut et fort : ces hommes assassinés et condamnés doivent être réhabilités. C’est un combat qui doit aboutir.
j’ai utilisé pour ce billet:
le « Camp de Thiaroye » d’Ousmane Sembene :
http://www.youtube.com/watch?v=3ah8i-DbB24
Les écrits disponibles en ligne d‘Armelle Mabon, Maître de conférences à l’Université de Bretagne-Sud, auteure des Prisonniers de guerre « indigènes » Visages oubliés de la France occupée, La Découverte, 2010:
« Les prisonniers de guerre « indigènes » en métropole: persistance du mensonge et de l’oubli «
http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/_6___afrique_histoires/p10-0.html
ainsi que cette étude sur le « Français-Tirailleurs » :
« Les petits noirs du type y a bon Banania, messieurs, c’est terminé ». La contestation du pouvoir colonial dans la langue de l’autre, ou l’usage subversif du français-tirailleur dans Camp de Thiaroyede Sembène Ousmane, de Cécile Van der Avenne (2008).
http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00356206
sur les massacres de Tirailleurs prisonniers en 194O:
http://www.afmd.asso.fr/Les-massacres-racistes-de.htm
une émission de la Fabrique de l’Histoire (France Culture) a été consacrée à cette affaire :
http://www.franceculture.fr/emission-thiaroye-une-histoire-%C3%A9corch%C3%A9e-2005-12-29.html
Voir aussi un excellent chapitre du « Livre noir du colonialisme » qui parle de ce massacre ainsi que du fait que les « Indigènes » venus libérer l’Europe ne furent pas vraiment dépaysés en voyant les pratiques de terreur et de travaux forcés des nazis
Un détail . À ma connaissance il n’y avait plus beaucoup d’Africains (d’Afrique subsaharienne) dans la 2ème DB lors de la libération de Paris. Ils avaient été « renvoyés » dès la fin de l’année 1943. Parmi ceux qui sont originaires d’AFN (3 600), il semble qu’il y ait eu une majorité d’Européens et petite moitié de Maghrebins. Ces derniers serviront quant à eux essentiellement dans l’armée d’Afrique (Corse, Italie, Provence, Est de la France, Allemagne). Ceux qui sont entrés les premiers dans Paris, ce sont les Républicains espagnols de la 9ème compagnie (la « Nueve »). Pour eux la guerre contre le nazisme était le prolongement de la lutte contre le franquisme et le prologue de son renversement ! Inutile de dire qu’ils furent déçus et en conçurent beaucoup d’amertume.
merci pour cette précision CV
Le pédagogue :
Un peu partout, dans Paris et sa région des hommes, des femmes et des enfants marchent.
Pour soutenir la résistance des Indigènes contre le colonialisme français.
Des basanés.
D’habitude, ils passent inaperçus.
Ils quittent rarement leurs réserves et les lieux où ils triment.
Et les voilà subitement en masse.
Comment est-ce possible ?
Comment osent-ils devenir visibles ?
Ils marchent.
Des hommes, des femmes, des enfants.
Depuis combien de temps ?
Quelle distance ont-ils parcouru ?
Pour eux, le temps ne compte pas et ils ne mesurent pas l’espace.
Un immense souffle est en eux.
Le but est dans leur coeur et rien de ce qui est éphémère ne les atteint.
Ce qui doit être sera.
Ils s’approchent de la Seine au rythme de battements tels ceux du coeur de la mère que tout enfant béni garde en lui.
Une marche pleine d’espoir.
On aurait dit l’aurore de la vie.
Un peu partout, des rangs noirs formés par des forces dites de l’ordre.
Par moments, de lourds nuages voilent la clarté du jour.
Mais pour ces êtres qui marchent, le ciel est d’un magnifique éclat et la Seine est radieuse.
Mohammad sourit à sa mère qui lui caresse les cheveux, et serre fort la main de son père.
Les rangs noirs explosent, des véhicules ternes vrombissent.
L’arsenal du maintien de l’ordre se répand en un déversement de haine.
Les marcheurs sont encerclés.
Dans Paris et sa région, plus de douze mille arrestations.
Des camps de détention et de torture.
Des blessés.
Des tués.
Des corps d’hommes, de femmes et d’enfants jetés dans la Seine.
Des moyens dits d’information ont informé :
Des semeurs de désordre, terroristes musulmans, ont été mis hors d’état de nuire.
La liberté.
Taratata.
L’égalité.
Taratata.
La fraternité.
Taratata.
Le ciel infini est bleu.
La Seine coule.
Depuis des années, Mohammad, maintenant grand-père, y vient assez régulièrement.
Il s’arrête, fixe le fleuve et sourit à ses parents, jetés dans la Seine le 17 octobre 1961.